M. Foucault, Il faut défendre la société, Part II

Publié le par olivier Legrand

M. Foucault (1997), Il faut défendre la société, Cours au Collège de France. 1976, Hautes Etude, Gaillimard, Seuil, Paris,p.279

Lien entre histoire et droit public

p.110
    « Tout ceci nous donne un paysage historique nouveau, un référentiel nouveau, qui ne se comprend que dans la mesure où une corrélation très forte existe entre ce matériel nouveau et les discussions politiques sur le droit public. En fait, l’histoire et le droit public vont de pair. Les problèmes posés par le droit public et la délimitation du champ historique ont une corrélation fondamentale – et d’ailleurs « histoire et droit public » sera une expression consacrée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Si vous regardez comment de fait, et après la fin du XVIIIe siècle, et au XXe siècle, on enseigne l’histoire, la pédagogie de l’histoire, vous verrez c’est le droit public qu’on vous raconte. Je ne sais plus ce que sont devenus les manuels scolaires à l’heure actuelle, mais il n’y a pas si longtemps encore, l’histoire de France commençait par l’histoire des Gaulois. Et la phrase « nos ancêtres, les Gaulois » (qui fait rire qu’on l’apprenait aux Algériens, aux Africains) a un sens très précis. Dire « nos ancêtres, les  Gaulois », c’est au fond formuler une proposition qui a un sens dans la théorie du droit constitutionnel et dans les problèmes posés par le droit public. Lorsqu’on raconte avec la bataille de Poitiers, cela a également un sens très précis, dans la mesure où c’est la guerre non pas entre les Francs et les Gaulois, mais entre les Francs, les Gaulois et des envahisseurs d’une autre race et d’une autre religion, qui permet de fixer l’origine de la féodalité à autre chose qu’a un conflit interne entre Francs et Gaulois. Et l’histoire du vase de Soissons – qui a, je crois, peuplé tous les manuels d’histoire et qu’on enseigne encore maintenant – a été certainement l’une des plus sérieusement étudiées pendant tout le XVIIIe siècle. L’histoire du vase de Soissons, c’est l’histoire d’un problème constitutionnel :à l’origine, quand on partageait les richesses, quels étaient effectivement les droits du roi en face des droits de ses guerriers et éventuellement de la noblesse (dans la mesure où ces guerriers sont à l’origine de la noblesse) ? On a cru qu’on apprenait l’histoire ; mais au XIXe siècle et encore au XXe siècle les manuels d’histoire étaient en fait des manuels de droit public. On apprenait le droit public et le droit constitutionnel sous les espèces imagées de l’histoire.

La nation, nouveau sujet d’histoire
p.116
    « Jusqu’à présent, l’histoire n’avait jamais été que l’histoire que le pouvoir se racontait sur lui-même, l’histoire que le pouvoir faisait raconter sur soi : c’était l’histoire du pouvoir par le pouvoir. Maintenant, l’histoire que la noblesse commence à raconter contre le discours de l’État sur l’État, du pouvoir sur le pouvoir, c’est un discours qui va faire, je crois, éclater le fonctionnement même du savoir historique. C’est là que se défait, je crois – et la chose est importante- l’appartenance entre, d’une part, le récit de l’histoire et, de l’autre, l’exercice du pouvoir, son renforcement rituel, la formulation imagée du droit public. Avec Boulainvilliers, avec ce discours de la noblesse réactionnaire de la fin du XVIIe siècle, apparaît un nouveau sujet de l’histoire. Cela veut dire deux chose. D’une part, un nouveau sujet parlant : c’est quelqu’un d’autre qui va prendre la parole dans l’histoire, qui va raconter l’histoire ; quelqu’un d’autre qui va dire « je » et « nous » quand il racontera l’histoire ; quelqu’un d’autres va faire le récit de sa propre histoire ; quelqu’un d’autres va réorienter le passé, les évènements, les droits, les injustices, les défaites et les victoires, autour de lui-même et de son propre destin. Déplacement, par conséquent, du sujet parlant dans l’histoire, mais déplacement du sujet de l’histoire aussi dans ce sens, qu’il y a une modification dans l’objet même du récit, dans son sujet entendu comme thème, objet, si vous voulez : c’est-à-dire modification de l’élément premier, antérieur, plus profond, qui va permettre de définir par rapport à lui les droits, les institutions, la monarchie et la terre elle-même. Bref, ce dont on parlera, ce sera des péripéties de quelque chose qui passe sous l’État, qui traverse le droit, qui est à la fois plus ancien et plus profond que les institutions.
p.117
    Ce nouveau sujet de l’histoire, qui est à la fois celui qui parle dans le récit historique et ce dont parle ce récit historique, ce nouveau sujet qui apparaît quand on écarte le discours administratif ou juridique de l’État sur l’État, qu’est-ce que c’est ? C’est une société, mais entendue comme association, groupe, ensemble d’individus réunis par un statut ; une société, composée d’un certain nombre d’individus, qui a ses mœurs, ses usages et même sa loi particulière. Ce quelque chose qui parle désormais dans l’histoire, c’est ce que le vocabulaire de l’époque désigne par le mot de « nation ».
     La nation, à cette époque, n’est pas du tout quelque chose qui se définirait par l’unité des territoires, ou par une morphologie politique définie ou par un système de sujétions à un imperium quelconque. La nation est sans frontières, est sans système de pouvoir défini, est sans État.  La nation circule derrière les frontières et les institutions. Ka nation, ou plutôt « les » nations, c’est-à-dire les ensembles, les sociétés, les groupements de gens, d’individus qui ont en commun un statut, des mœurs, des usages, une certaine loi particulière – mais loi entendue bien plutôt comme régularité statutaire que comme loi étatique. C’est de cela, de ces éléments-là, c’est la nation, qui va prendre la parole. La noblesse, c’est une nation en face de bien d’autres nations qui circulent dans l’État et qui s’opposent les unes aux autres. C’est de cette notion, de ce concept de nation que va sortir, bien sûr, les concepts fondamentaux du nationalisme du XIXe siècle ; c’est de là aussi que va sortir la notion de race ; c’est de là enfin que va sortir la notion de classe. »

p.126
« C’est vrai que dans l’Encyclopédie, vous trouvez une définition je dirais étatique de la nation, parce que les encyclopédistes donne quatre critères à l’existence de la nation. Premièrement, ça doit être une grande multitude d’hommes ; deuxièmement, ça doit être une multitude d’hommes qui habitent dans un pays défini ; troisièmement, ce pays défini doit être circonscrit par des frontières ; et quatrièmement cette multitude d’hommes, ainsi établie à l’intérieur de frontières, doit obéir à des lois et à un gouvernement uniques. Vous avez donc là une définition, en quelque sorte une fixation de la nation : d’une part dans les frontières de l’État, et de l’autre dans la forme même de l’État. Je crois que c’est une définition polémique qui visait, sinon à réfuter, du moins à exclure la définition large qui régnait à ce moment-là ; que l’on trouve aussi bien dans les textes venant de la noblesse, que dans ceux venant de la bourgeoisie et qui faisait dire que la noblesse était une nation, que la bourgeoisie était aussi une nation. Tout ceci aura une importance capitale sous la Révolution, en particulier dans le texte de Sieyès sur le tiers état que j’essaierai de cous commenter. Mais cette notion vague, flou, mobile de nation, cette idée d’une nation qui n’est pas arrêtée à l’intérieur des frontières mais qui est une sorte de masse d’individus mobiles d’une frontière à l’autre, à travers les États, sous les États, à un niveau infra-étatique, vous la trouverez encore longtemps au XIXe siècle, chez Auguste Thierry, chez Guizot, … »

La guerre,  matrice de vérité du discours historique
p.145
    Ce sur quoi je voudrais insister, c’est qu’en faisant intervenir le rapport de force comme une sorte de guerre continue à l’intérieur de la société, Boulainvilliers pouvait récupérer) mais cette fois en termes historique- tout un type d’analyse que l’on trouvait chez Machiavel. Mais, chez Machiavel, le rapport de force était essentiellement décrit comme technique politique à mettre entre les mains du souverain.  Désormais, le rapport de force est un objet politique historique que quelqu’un d’autre que le souverain – c’est-à-dire quelque chose comme une nation (à la manière de l’aristocratie ou plus tard de la bourgeoisie) – peut repérer et déterminer à l’intérieur de son histoire. Le rapport de force, qui était un objet essentiellement politique, devient maintenant un objet historique, ou plutôt un objet historico-politique, puisque c’est en analysant ce rapport de force que, par exemple, la noblesse va pouvoir prendre conscience d’elle-même, retrouver son savoir, redevenir une force politique dans le champ des forces politiques.
p.146
La constitution d’un champ historico-politique, le fonctionnement de l’histoire dans la lutte politique, ont été rendus possible à partir du moment où, dans un discours comme celui de Boulainvilliers, ce rapport de force (qui était en quelque sorte l’objet exclusif des préoccupations du  Prince) a pu devenir l’objet du savoir d’un groupe, une nation, une minorité, une classe,… L’organisation du champ historico-politique commence ainsi. Le fonctionnement de l’histoire dans la politique, l’utilisation de la politique comme calcul des rapports de forces dans l’histoire, tout cela se noue ici.
    Autre remarque encore. C’est qu’on arrive à cette idée que la guerre a été au fond la matrice de vérité du discours historique. « Matrice de vérité du discours historique » veut dore ceci : la vérité, contrairement à ce que la philosophie ou le droit ont voulu faire croire, ne commence pas, la vérité et le logos ne commencent pas là où cesse la violence. Au contraire, c’est lorsque la noblesse a commencé à mener sa guerre politique, à la fois contre le tiers état et contre la monarchie, c’est à l’intérieur de cette guerre et en pensant l’histoire comme guerre, que quelque chose comme le discours historique que nous connaissons maintenant a pu s’établir.

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