Problematique (français)

Publié le par olivier Legrand

    La partition est au cœur de la recherche sur Chypre et Nicosie. Comme le montrent les cartes n°1 et n°2, l’invasion de l’Armée de la République de Turquie en 1974 s’est traduite par une division toujours présente, de l’île et de sa capitale, Nicosie. Le mur de séparation est un élément attractif car c’est le lieu par excellence pour l’étalage du nationalisme . Cependant, la partition est, dans certains domaines, tout aussi perméable aux échanges que d’autres limites urbaines, comme la muraille vénitienne, qui structurent Nicosie. L’analyse des lignes de démarcation (frontières, lignes de cessez-le-feu) se base sur l’hypothèse que leurs tracés ne sont pas des acteurs et que ce sont les relations que les autorités politiques, les États, les nations, les peuples et les voisins entretiennent qui importent (Foucher M.,1991, p. 473). À l'inverse de Famagouste, qui, après la partition, est devenue Ayia-Napa dans sa partie Chypriote Grecque et Magosa dans sa partie Chypriote Turque, Nicosie est restée une seule ville, toujours perçue comme divisée. Durant les années 1960-1970, le départ des populations de la vieille ville est expliqué par la recherche, en périphérie, d’un mode de vie et d’habitation plus modernes (Attlaides M.,1981). Il semblerait qu’à cette époque, la présence, dans l’espace intra-muros, d’une enclave Chypriote Turque, délimitée par trois forces armées , ne soit pas encore considérée comme une cause de départ. Se pose alors un problème de cohérence dans les discours sur la ville et son développement. Le retour des populations dans l’espace intra-muros avec l’amélioration du cadre bâti n’a pu se faire que si le rapport à la partition a lui aussi évolué. On peut en déduire que la partition révèle les relations changeantes entre les différentes populations chypriotes. Étudier Nicosie, la dernière capitale divisée de l’Union Européenne, ne doit pas nous conduire à une monographie descriptive ou historique mais bien nous permettre de penser le rapport existant entre l’urbanisme et la géopolitique.
    Cela suppose que les enjeux politiques qui se nouent à l’échelle insulaire et régionale ne commandent pas, unilatéralement, la structure et les évolutions de Nicosie. Nicosie ne peut pas servir à elle seule d’illustration du conflit chypriote. C’est dans la capitale que les premiers affrontements eurent lieu ainsi que les premiers programmes de collaboration post-partition. Le Nicosia Master Plan, programme d’aménagement entre les deux municipalités de Nicosie, Chypriote Grecque et Turque, démontre que le manque de confiance, constaté par le Secrétaire Général des Nations Unies, ne se confirme pas à l’échelle de Nicosie. La spécificité de l’échelle urbaine s’est encore affirmée en 2004 avec l’échec du plan Annan. L’organisation des Nations Unies, qui participe au programme de coopération à Nicosie, n’a pas su reproduire à l’échelle insulaire les outils de coopération forgés localement. L’analyse de ces programmes pose deux types de questionnement. En quoi peuvent-ils aider à comprendre la situation politique de Chypre ? Les analyses géopolitiques ont utilisé les programmes coopératifs d’aménagement afin de comprendre les relations entre les deux entités antagonistes et le rôle joué par les organisations internationales. Ces analyses mettent de côté un espace urbain qui contrairement au conflit n’est pas « gelé ». Les différences à l’intérieur des murs vénitiens entre les parties Chypriote Grecque et Chypriote Turque sont moins importantes en termes de structure urbaine qu’entre l’espace intra-muros et extra-muros, la vieille ville et les nouvelles villes.
    Comment ces programmes d’aménagement coopératifs peuvent-ils alors aider à comprendre les évolutions de l’agglomération et de ses aires urbaines ? La recherche urbaine doit prendre en compte l’existence au sein de l’agglomération de territoires dont la gestion ne relève pas des autorités locales. La partition ne peut pas être considérée comme une simple limite et chaque partie de Nicosie ne peut se comprendre qu’en référence à l’entité historique que fut la ville jusqu’au milieu du vingtième siècle. Comme le montre la carte n°3, les choix cartographiques expriment l’ensemble des attitudes présentes dans la recherche sur Nicosie. Il ne s’agit pas ici d’étudier des rapports de forces géopolitiques où l’urbanisme est considéré comme un des champs de batailles mais de poser les questions suivantes : Pourquoi le terme « bicommunautaire » est-il utilisé dans le domaine de l’aménagement et dans le champ législatif et politique ? Quelles sont les conséquences sur l’urbanisme de la vieille ville, la désignation des nouveaux arrivants sous le terme de colons ou de travailleurs immigrés ? S’il n’existe pas d’identité chypriote, peut-il exister un patrimoine commun ? La partition du territoire national a-t-elle les mêmes conséquences que la partition du centre historique de sa capitale?
    Les recherches menées par Bollens sur le « peace building and town planning » pose l’hypothèse que l’espace urbain est animé de dynamiques qui le différencie de l’échelle national (Bollens S.A, 2006, p.118). Mais ces études sur la rationalité substantive des programmes d’aménagement conduisent à un effacement de l’espace urbain : dans le « tour des villes divisées » que proposent les auteurs de ce courant, les discours des acteurs de l’aménagement deviennent le seul point de comparaison et d’analyse. L’hypothèse de ce courant est que les caractéristiques de l’urbanisme doivent être intégrées aux politiques de maintien et de construction de la paix: « Urban intervention can engage productively and proactively in the creation of inter-group co-existence and societal building and can constitute a bottom-up approach able to complement top-down peace-making negotiations » (Bollens S.A, 2006, p.118).L’utilisation de l’urbanisme pour la promotion ou la construction de la paix produit des théories normatives. Cette démarche tend paradoxalement à réduire le rôle des acteurs locaux rendant moins visible ou valable l’ensemble des préoccupations qui guident leurs actions. Ce que nous montre Nicosie, c’est que les Municipalités de Nicosie ont dû gérer depuis plus de trente ans la partition mais aussi une urbanisation accélérée, la restructuration des réseaux urbains et la sauvegarde du patrimoine. Depuis plus de vingt ans, ces différents programmes ont participé tout autant à la construction de la paix via l’apprentissage de la coopération qu’à la reconstruction de Nicosie grâce au différentes opérations d’urbanisme.
« Through analysis of the urban system, [we] seek to contribute on theoretical level to a better understanding of relation between planning, power, and societal transformation » (Bollens S.A, 2006, p.73)
    Les villes ne sont jamais entièrement contrôlées par des forces extra-urbaines ni totalement déconnectées du contexte géopolitique régional et mondial. Comprendre ce contexte ne signifie pas revenir sur la genèse de la question chypriote mais en dégager les effets présents sur la ville. Pour cela il faut distinguer deux types de souveraineté, la souveraineté interne et la souveraineté externe qui s’appliquent de manière différente à Chypre. La première consiste en l’autorité que les organisations politiques comme l’État disent avoir sur toutes personnes (individus ou entreprises) se trouvant sur leur territoire. La souveraineté externe réside dans l’indépendance d’un État face à aux pouvoirs étrangers et dans sa capacité de nouer des alliances . Il s’agit là d’une vision formelle, la souveraineté devient plus visible lorsqu’elle est remise en cause, soit par des tentatives de formations de nouveaux États, soit par des évolutions venant limiter l’intégrité territoriale ou les droits exclusifs d’un État. Cette notion clef qui, depuis le traité de Westphalie en 1648, organise la politique internationale moderne, se trouve défiée par le développement du droit international et des expériences institutionnelles comme l’Union Européenne et l’Organisation Mondial du Commerce . L’étude d’Eki Berg sur Chypre et la Moldavie pose que, dans le cas de conflits gelés, la souveraineté est paradoxale, la souveraineté de facto, effective, se retrouve renforcée pour les États qui ne possèdent pas de souveraineté de jure, reconnue (Eki B, 2006, p. 228). La situation géopolitique à Chypre se caractérise par une souveraineté que nous nommerons « souveraineté différentielle ». Les pays tiers et les organisations internationales reconnaissent à la République de Chypre une souveraineté de jure sur l’ensemble de l’île, mais elle ne peut pas l’appliquer dans la partie Nord du territoire insulaire. La souveraineté de la République autoproclamée Turque de Chypre Nord n’est pas reconnue, à part par la Turquie, alors même qu’elle est la seule à pouvoir traduire effectivement les accords concernant Chypre dans la partie Nord. Il nous manque une échelle d'analyse: la perception de la souveraineté par les habitants eux-mêmes.
    Dans une optique non étato-centrée de la souveraineté, la gestion du patrimoine urbain tend à être considéré comme un des éléments clefs de la construction iconographique. L’iconographie est un ensemble de symboles et de représentations qui unifient un groupe humain et participe à la définition du territoire. Ce concept, introduit par Jean Gottman, fait le lien entre la politique et la culture en géographie mais aussi pour l’aménagement. L’urbanisme se trouve confronté à un paysage architectural riche et complexe qui ne peut être réduit à la gestion d’un bien touristique. Les recherches sur la construction de la Nation ont mis en lumière certaines stratégies comme la fabrication de métarécits pour insérer un groupe dans un long continu historique et la nécessité de se différencier de ces « voisins », de l’extérieur . La ville et spécialement les villes méditerranéenne comme Nicosie, font face à des difficultés pour entrer dans ces cadres nationaux ou les « mélanges » (linguistique, architecturaux,…) sont souvent compris comme une « corruption ». Ces éléments permettent d’appréhender les villes divisées, « which are generally characterized by prolonged episodes of violence centred on the historic urban core, or at least on highly emblematic spaces and structures » .
« Destruction of cultural heritage is a product of rational, politically motivated iconoclasm rather than purely ignorant and venal impulses. »(Calame J. and Charlesworth E., 2002, p.1)
Nous voulons élargir cette proposition en ne prenant pas uniquement en considération les épisodes de violence et les destructions physiques qui les accompagnent et prendre en compte la période post-partition et l’absence de politique sauvegarde. Pour la ville, l’intérêt pour le patrimoine urbain n’est pas uniquement animé par sa valeur touristique, c’est aussi un moyen de réaffirmer sa capacité de gérer la diversité et de son insertion dans différent type de réseaux à l’époque de la mondialisation. Le pouvoir local tend dès lors à créer une iconographie via sa politique urbaine le poussant à constituer sa souveraineté tend sur le plan symbolique qu’effectif. Il s’agit de comprendre l’impact de cette souveraineté différentielle sur les programmes d’aménagement urbain de la capitale Chypriote. Les enjeux autour de la souveraineté de jure ont focalisé l’action des pouvoirs étatiques et ceci au dépend des politiques d’aménagement aussi appartenant au champ de la souveraineté de facto. À l’inverse, cette souveraineté différentielle a été source, à Nicosie, de nombreuses initiatives et innovations dans l’urbanisme. On peut donc poser l’hypothèse que la souveraineté participe à la construction des représentations qu’ont les citadins et les acteurs de l’aménagement de l’espace urbain. Ceci nous conduit à la différencier des questions de gouvernance urbaine. L’étude de la gouvernance permet de comprendre les mécanismes de coopération, mais ne semble pas suffire à appréhender les perceptions et les représentations qui guident les stratégies des acteurs. Nicosie est bien un exemple d’une ville où différentes formes de la souveraineté sont revendiquées, ce qui les rend plus visibles et donc analysables. En étudiant en quoi la souveraineté participe à la construction du patrimoine urbain, il s’agit de comprendre sa place dans l’urbanisme au-delà de ses effets en termes de gouvernance.
 
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